Dans notre dernière enquête, nous avons expliqué comment les frères Karoui ont fait appel à un montage financier et juridique complexe entre plusieurs pays ce qui leur a permis de réduire au maximum les charges fiscales qu’ils devaient à l’État.
L’enquête que nous publions aujourd’hui révèle un autre réseau beaucoup plus simple, utilisé par Kamel Ayadi, l’actuel Ministre de la Bonne gouvernance et de la Lutte contre la corruption, dans le but de détourner de l’argent public pour son propre compte.
En 2007, alors qu’il était membre de la Chambre des Conseillers, Kamel Ayadi avait obtenu l’aval du gouvernement tunisien pour ouvrir une représentation de la Fédération Mondiale des Organisations d’Ingénieurs en Tunisie [1]. Depuis, il a enchainé la création de plusieurs associations dont il est également le président. En 2011, il annonce la création du « Centre de Réflexion Stratégique pour le Développement du Nord-Ouest » avec Chedly Ayari, actuel gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie. Au début de l’année suivante, une déclaration publiée dans le JORT annonce la création d'une association qui porte le nom d' « Ingénieurs Sans Frontières ». En 2013, il crée une association appelée « Centre International pour la lutte Contre la Corruption pour la région MENA » qui se présente comme étant une filiale du Global Infrastructure Anti-Corruption Centre basé à Londres. Ces 4 organisations sont enregistrées au 45 Rue du Japon, Appartement B22 – Montplaisir, Tunis.
En plus des 4 associations que Kamel Ayadi préside depuis leur création en Tunisie, l’appartement B22 abrite aussi le siège d’une société commerciale appelée « Institut Mondial du Leadership et de l’Éthique »[2] créée en 2009 par Kamel Ayadi. Depuis 2011, sa femme Wassila Hamouda en est devenue également actionnaire.
Alors que le « Centre International pour la lutte Contre la Corruption pour la région MENA » dont Wassila Hamouda épouse Ayadi est Sécrétaire Générale se présente comme étant une association dont l’objectif est la « Conception et diffusion des programmes et de formation, réalisation des études et développement de l'expertise dans le domaine de l'intégrité et de l'Ethique dans le secteur des affaires », les statuts de la société détenue par le couple Ayadi définissent son objet comme étant la fourniture des services de formation continue en intra et en inter-entreprises, la fourniture des services d’expertise et de conseil ainsi que la prise en charge de l’organisation de séminaires. Ces similarités entre les objets des deux structures gérées par le couple Ayadi et domiciliées dans le même bureau ne sont pour le moment que des indices sur les liens qui existent entre elles. De plus, nous avons été surpris de voir le logo de la société commerciale des Ayadi sur la bannière principale du site de la filiale tunisienne de l’organisation non lucrative GIACC.
Kamel Ayadi serait-il en train d’utiliser l’image de la structure associative pour attirer des fonds vers la société qu’il détient avec sa femme? Jusqu’à maintenant, nos suspicions se basent sur des informations publiques que nous avons trouvées en ligne sur des sites officiels tels que le JORT, le registre du commerce et le site officiel de la branche tunisienne du GIACC. Les documents que nous avons obtenus via des lanceurs d’alerte nous donnent encore plus d’informations sur les finances des différentes structures détenues et gérées par Kamel Ayadi avant qu’il ne devienne Ministre de la Bonne gouvernance et de la Lutte contre la corruption.
Le document le plus choquant est « un bon de commande » adressé par Kamel Ayadi à une responsable de l’Institut Arabe des Chefs d’Entreprises (IACE) dans lequel il confirme une commande d’une pause-café pour un séminaire organisé par le GIACC[3] et la FMOI le 20 octobre 2012. Dans cette lettre, l’actuel Ministre de la Bonne gouvernance et de la Lutte contre la corruption exige que cette prestation ainsi que les précédentes soient libellées au nom de sa propre société. Ce document renforce bel et bien les suspicions que nous avions sur l’utilisation des différentes structures gérées par Kamel Ayadi pour des pratiques frauduleuses. Cependant, nous ne pouvons toujours pas nous exprimer sur la complicité de l’Institut Arabe des Chefs d’Entreprises dans ces pratiques.
Un autre document qui contient les logos du GIACC et de l’IMEL renforce encore plus les suspicions que nous avions sur l’utilisation des structures non lucratives à des fins commerciales. Il s’agit d’un bulletin d’inscription destiné aux entreprises voulant participer à une formation intitulée « Gouvernance, Transparence, Intégrité et Corruption » organisée les 22,23 et 24 Octobre 2012.
En bas de la page, on trouve, en plus du prix de la formation, deux mentions intéressantes. Encore une fois, Kamel Ayadi demande de libeller le bon de commande au nom de sa propre société : l'Institut Mondial du Leadership et de l’Éthique. Il est donc bien clair que l’IMEL ne supporte pas seulement les charges qui s’élèvent à 975 DT comme ce fut le cas avec l’évènement organisé à l’IACE, mais surtout des bénéfices s'élevant à 980 DT Hors Taxes par personne. Le deuxième point qui nous semble encore plus intéressant, voire plus grave, est le fait que les frais de ces formations soient pris en charge par le gouvernement via le mécanisme de la Taxe de Formation Professionnelle.
En plus des fonds publics que Kamel Ayadi mobilise à travers la société dont il partage le capital avec son épouse, des documents dont nous disposons montrent qu’il a également levé des fonds auprès de bailleurs de fonds à travers les diverses structures associatives qu’il gère afin d’organiser des formations et des séminaires.
Dans un autre document intitulé « Rapport semestriel sur la réalisation du Projet pour la période de Juillet-Décembre 2012 », on découvre que les « formations » organisées les 22, 23 et 24 octobre 2012 sont en réalité des ateliers de travail (workshops) organisés dans le cadre d’un projet ayant bénéficié d’un financement de l’ambassade des Pays-Bas dans le cadre d’un accord signé avec la FMOI. Quant à la « formation » organisée à l’IACE le 20 octobre, il s’agit également d’un séminaire organisé dans le cadre du même projet.
Des pratiques similaires semblent avoir eu lieu dans le cadre de projets financés par la Banque Mondiale, la "Foundation For the Future", le Programme des Nations Unies pour le Développement et bien d’autres organisations étrangères. Un autre document indique qu’en 2010, alors qu’il était encore membre de la Chambre des Conseillers, Kamel Ayadi aurait même réussi à obtenir des fonds publics du gouvernement et de certaines entreprises publiques.
Recommendations :
- Nous appelons le ministère public à lancer une procédure judiciaire concernant les diverses suspicions que nous avons relevées ;
- Nous appelons les divers organismes cités dans l’article tels que la FMOI et la GIACC à lancer des enquêtes internes concernant les pratiques de leurs représentants en Tunisie ;
- Nous appelons les autorités tunisiennes à accélérer l’adoption du projet de loi sur l’enrichissement illicite.
[1] Décret n°2007-1189 du 14 mai 2007.
[2] Le mot éthique a été ajouté au nom de la société en 2011.
[3] A cette date-là, le GIACC n’avait pas de représentation légale en Tunisie. L’annonce de la création de la branche tunisienne de l’organisation basée à Londres a été publiée au JORT le 09 janvier 2014.